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Propos recueillis par Charlotte Cieslinski
« J’étais sous emprise ». On parle peu de cette mainmise insidieuse qui s’exerce sur un certain nombre de victimes de maltraitances. Auteure de « Femmes sous emprise, les ressorts de la violence dans le couple », la psychiatre Marie-France Hirigoyen nous aide à décortiquer les ressorts cognitifs de ce mécanisme pervers et complexe. Spécialisée dans l’étude de toutes les formes de violences, elle nous explique combien l’emprise est un engrenage central des violences faites aux femmes. Interview.
Certaines femmes victimes de violences mettent des années à rompre le silence. Elles expliquent ensuite qu’elles étaient « sous emprise ». Qu’est-ce que cette emprise ?
A l’époque où j’ai écrit mon livre sur l’emprise [2005, NDLR], on se demandait « pourquoi les femmes battues ne partent-elles pas ? ». Mais aujourd’hui encore, l’affaire Weinstein rappelle que lorsqu’une victime de harcèlement porte plainte, on lui demande encore « pourquoi n’avez-vous pas parlé ? ». Dans les deux cas, ce silence s’explique par la peur ou la honte.
L’emprise c’est comme un iceberg : on n’en voit que la surface émergée, les violences physiques, les homicides. Mais si la personne sous emprise ne réagit plus aux coups, c’est parce qu’en amont, ces coups ont été préparés par de la violence psychologique. La victime a fini par s’habituer à être dénigrée, disqualifiée…
Concrètement, comment l’agresseur parvient-il à établir cette relation d’emprise ?
L’emprise est un phénomène de violences psychologiques qui s’installent dans le temps. Ca commence par une phase de séduction narcissique, une alternance de violences et de marques d’affection. Un brouillage s’opère. Des choses agréables sont dites, suivies par des choses déplaisantes qui vont être justifiées par des petites phrases comme « oh ça va, tu n’as pas le sens de l’humour ! » La personne sous emprise qui reçoit ces dénigrements va les intégrer, se dire « c’est vrai ».
Sur le registre cognitif, ces messages contradictoires ont un effet paralysant sur le cerveau. Ce brouillage entraîne la perte de l’esprit critique. Les personnes sous emprise ne savent plus à quel moment réagir. Vulnérables, ça les amène à se laisser soumettre.
Lorsque ça se passe mal, la personne sous emprise se raccroche à l’idée que quelquefois son agresseur a été gentil.
Pourquoi est-ce si difficile de se défaire de l’emprise de quelqu’un ?
L’emprise, c’est comme un lavage de cerveau. A un brouillage, renforcé par un climat d’intimidations (portes qu’on claque, couteau avec lequel on joue) et de menaces (celles d’enlever les enfants, d’arrêter de verser de l’argent… voire de chantage au suicide). L’emprise se traduit aussi par un contrôle, renforcé à notre époque par les nouvelles technologies. Je pense à un patient qui connaît le temps de trajet à vélo de son épouse entre le travail et le domicile. Si elle est en retard, il l’appelle.
Autre mécanisme qui renforce l’emprise : l’isolement. Les personnes sous emprise sont isolées de leur famille, leurs amis, leur vie sociale, leur travail. Ça se fait progressivement, au gré de petites remarques sur son entourage par exemple, « Oh tu sais, tu vaux mieux que ta famille ». Ainsi, la victime perd ses alliés éventuels pour quand elle voudra partir.
A-t-on conscience d’être sous emprise ? Comment sortir du déni ?
C’est la véritable question ! Quand on est sous emprise, on ne considère pas qu’on est victime de violences.
Lorsque je demande à mes patientes si leurs compagnons les battent, elles me répondent ‘oh non, il ne ferait jamais ça Docteur !’.
Puis elles évoquent des gifles, et d’autres violences sans mesurer ce que cela signifie. Elles sont dans le déni car elles sont dans la survie. Ce qui va aider les personnes à parler, c’est quelqu’un qui va éclairer les choses de l’extérieur. Je vois des femmes qui prennent conscience de la violence quand elle se déplace sur les enfants par exemple.
Pourquoi a-t-on tendance à culpabiliser la personne sous emprise ? A lui reprocher par exemple de ne pas partir ?
Notre société cautionne ça. Il y aura toujours quelqu’un pour dire à une femme maltraitée, « sois plus sexy, occupe-toi de lui… », comme si elle était responsable. Les gens qui regardent la situation de l’extérieur pensent que si les victimes ne partent pas, c’est qu’elles ont un problème. En réalité, si elles ne partent pas, c’est qu’elles sont prises au piège.
La soumission, c’est aussi une stratégie d’adaptation. Si elles choisissaient l’opposition frontale, elles pourraient aggraver la violence. Elles essayent donc de négocier, de transiger pour éviter que ça n’empire. On observe la même chose avec le harcèlement. Dans un premier temps, la victime va essayer d’esquiver, de trouver une stratégie pour calmer son harceleur. On parle parfois de viol conjugal, mais sous emprise, beaucoup de femmes disent que quand ça peut dégénérer, elles acceptent des relations sexuelles, y compris des pratiques sexuelles qu’elles désapprouvent habituellement.
Faute de preuve et par crainte de passer pour des paranoïaques, les personnes sous emprise restent silencieuses. L’emprise par définition, est difficile à prouver…
La personne sous emprise n’a pas forcément conscience que certains faits tangibles sont condamnables : la confiscation des papiers, la séquestration… Elle n’est pas suffisamment informée de ses droits. Je lui conseille de monter un dossier.
Idéalement, il faut pouvoir réunir des éléments de preuve : demander des certificats médicaux, rassembler des témoins, conserver des enregistrements, des SMS.
Comment aider une personne sous emprise ?
Quand on connaît une personne sous emprise, il faut oser lui en parler. On ne peut pas lui imposer d’en sortir du jour au lendemain. Mais on peut l’aider à sortir du brouillard et à retrouver son esprit critique. Il faut l’aider à comprendre que ce qu’elle vit n’est pas normal. Et surtout, qu’elle peut s’en sortir. Il faut lui dire : « on peut vous aider ».
Au départ, on peut se retrouver confronté à du déni. Pour ma part, quand des personnes me décrivent des situations qui me paraissent abusives, je leur pose simplement ces questions :
« Est-ce votre choix de vie ? »; « Est-ce une situation qui vous convient ? »; « Est-ce que vous souhaiteriez ce mode de vie à votre propre fille ? »
Peut-on se délivrer de l’emprise de quelqu’un, et comment ?
Ça prend du temps, et les personnes sous emprise ont besoin de soutien. Ce qui décourage les intervenants, c’est lorsque elles se décident à partir puis reviennent auprès de leur compagnon. Mais c’est normal. C’est le résultat de l’emprise, elles ont été tellement conditionnées par ce procédé qu’il faut qu’elles testent leur capacité d’autonomie. Quand un couple lambda décide de se séparer, ça ne se fait pas d’un coup. Pourquoi ce serait plus clair dans les situations de violence ?
Il faut que ces personnes sous emprise osent aller vers les associations. Qu’elles appellent la ligne officielle SOS Femmes Accueil au 01.45.84.24.24. Ça ne fonctionne pas trop mal, l’aide pour les femmes en France. L’accueil à la gendarmerie ou au commissariat s’est amélioré même si évidemment, ça dépend sur qui on tombe…