7 mars 2019 : Elle
Peut-on réussir sans être narcissique ?
Retrouvez l’article sur le site du magazine Elle : http://www.elle.fr/Societe/News/Peut-on-reussir-sans-etre-narcissique-3782024
Comment survivre dans un monde de mégalos quand on est timide ? Psychanalystes, coachs et philosophes nous donnent les armes pour affronter les ego qui nous entourent. Enquête.
« Le moindre boulot demande aujourd’hui que tu sois hyper présente sur les réseaux sociaux, que tu te mettes en avant. Moi qui suis timide, cela m’angoisse vraiment… » Juliette, graphiste de 32 ans, a effectivement de bonnes raisons de s’inquiéter. Partout autour de nous, c’est le règne des grandes gueules qui se font mousser sur Twitter ou Instagram, qui s’affichent sans complexe, qui maîtrisent à merveille le « personal branding », cet art de se vendre comme une marque. Dans cet environnement bruyant, les personnes discrètes ont l’impression qu’elles ne pourront jamais faire entendre leur voix ou faire avancer leur carrière… Comment survivre quand on n’est pas « défiltré », un youtubeur en vogue ou une influenceuse qui poste en rafales ? À ce titre, le nouveau livre de la psychiatre et psychanalyste Marie-France Hirigoyen pourrait nous donner le frisson. Intitulé « Les Narcisse » (éd. La Découverte)*, il explique à quel point ceux-ci « ont pris le pouvoir » dans la société, à l’image de Donald Trump, roi de Twitter et narcisse en chef du monde occidental par « son comportement extraverti, son arrogance, son besoin excessif d’être admiré, son manque complet d’inhibition et d’empathie ». Peut-on encore échapper à cette « dictature de l’ego », selon le mot du philosophe Mathias Roux **?
A priori, les choses semblent mal engagées. « Depuis quelques années, ma boîte nous met une pression infernale, confie Mariette, 42 ans, qui travaille dans le marketing. Il faut que chacun communique sur la moindre de ses réussites, qu’il crée, sur les réseaux, un personnage dynamique, décomplexé… C’est insupportable. Je regrette l’époque où il fallait être davantage dans le savoir-faire que dans le faire-savoir… » Sonia, journaliste de 44 ans, évoque quant à elle cette collègue/blogueuse qui lui avait lancé, cruelle : « De nos jours, si tu n’es pas capable de faire ton auto-promo sur Twitter, autant bosser dans une crêperie ! » Fadhila Brahimi, coach en « personal branding », confirme : « J’interviens souvent auprès de cadres qui sont stressés par cette exigence de visibilité. Ils s’en font toute une montagne, j’essaie de les aider à relativiser… » Se valoriser pour rester dans la course. Faire de la gonflette égotiste pour garder la tête hors de l’eau. C’est le credo de l’époque, toujours plus individualiste, concurrentielle, en proie aux apparences. Comme l’explique Marie-France Hirigoyen, « dans une société d’image et d’information, fondée sur la consommation et les écrans, l’individu n’existe que par et sous le regard de l’autre. D’où l’obligation de se mettre en avant, de faire sa promotion constante, comme on le voit dans la télé-réalité ou sur les réseaux sociaux ». Mais il ne suffit pas d’être narcissique (ou de feindre de l’être) pour survivre, il faut en outre affronter les multiples narcisses que l’on rencontre sur son chemin. Et cela peut faire mal. Les femmes qui ont été victimes de la Ligue du LOL – cette bande de journalistes masculins parisiens réunis en un groupe de harceleurs sur Twitter – en savent quelque chose. Féministes, militantes, journalistes, nombre d’entre elles ont raconté qu’elles avaient dû quitter les réseaux – et parfois mettre en berne leurs ambitions professionnelles – en raison de la violence des moqueries et des insultes qu’elles subissaient. Tout cela à cause de quelques individus misogynes et cruels, ivres de leur petit pouvoir numérique. Commentaire de Marie-France Hirigoyen : « L’affaire de la Ligue du LOL est symptomatique à mes yeux de la flambée de narcissisme actuelle. Ces hommes se sont crus tout-puissants, supérieurs aux autres, pensant qu’ils pouvaient agir en toute impunité. Dans un autre genre, c’est ce qu’on retrouve chez un Harvey Weinstein, un Denis Baupin, voire un Carlos Ghosn. »
« L’entreprise a besoin de personnes posées, capables de travailler dans un collectif et de se remettre en question. »
Mais nous sommes sans doute à un tournant, comme le montrent les scandales suscités par ces affaires. Les narcisses tombent de leur piédestal. « On supporte de moins en moins la suffisance, le mépris, les gens qui vous rabaissent, qui vous maltraitent », affirme Fadhila Brahimi. Et force est de constater que l’époque n’est plus à la frime et à ceux qui roulent des mécaniques. Ainsi, sur les réseaux sociaux, l’étalage de soi est en reflux. Nombre de personnes se désabonnent de Twitter ou cessent de « follower » des personnalités trop grande gueule ou clivantes. Sans parler du blues des influenceuses, comme Garance Doré, qui sont allées si loin dans l’auto-promo qu’elles ont perdu le contact avec elles-mêmes et se retrouvent aujourd’hui déprimées… Et que dire de ces nombreux diplômés qui se détournent des métiers de la com et des « bullshit jobs », bling-bling et creux, et qui rêvent de travailler dans des ONG, l’agriculture bio ou l’artisanat ? « De plus en plus de gens refusent de jouer ce jeu du narcissisme ostensible, constate Marie-France Hirigoyen. Ils misent sur d’autres valeurs que celles de l’image et cherchent une activité qui a du sens. Ils se rendent compte qu’à force de gonfler artificiellement leur estime de soi, ils tombent dans le ‘faux self’ et l’inauthenticité, avec de vrais risques de déprime. » Comme l’explique la psychanalyste José Morel Cinq-Mars, auteure de « Du côté de chez soi » (éd. Seuil) : « Les gens s’épuisent à toujours être tournés vers l’extérieur. À force de se dévoiler, on se perd. C’est en se tournant vers soi, vers son intimité qu’on peut se connaître le mieux, trouver ses ressources et sa force, comprendre ce qui fait sens et tracer sa route. La discrétion permet d’enraciner notre identité. » Les modestes, les réservés apprécieront. Se pourrait-il que, pour eux, l’heure de la revanche ait sonné ? Qu’ils se rassurent en tout cas : leurs compétences restent très prisées dans le monde de l’entreprise. Récemment, le best-seller de l’Américaine Susan Cain, « La Force des discrets » (éd. JC Lattès), a rappelé que ce sont souvent les collaborateurs « low profile » qui se révèlent les plus efficaces. « C’est une erreur de croire que les entreprises recherchent à tout prix des gens extravertis, qui font du tapage, confirme Fadhila Brahimi. On a surtout besoin de personnes posées, capables de travailler dans un collectif, de se remettre en question, d’apprendre en permanence, sans tomber dans un individualisme forcené. » Spécialisée dans l’identité numérique, la coach rappelle que le « personal branding » ne consiste pas à afficher toute sa vie sur les réseaux, mais « qu’on peut se contenter d’alimenter son profil de façon calme, sans forcer, en pointillé ». Comme un CV amélioré, en somme. Voilà qui apportera du baume au cœur à ceux qui pensaient qu’il fallait avoir l’ego d’une Kim Kardashian pour se faire remarquer… Autre consolation, les narcisses ne font pas longtemps illusion dans le monde du travail : « Au début, ils charment, prennent du galon, note Marie-France Hirigoyen. Mais généralement, assez vite, on s’aperçoit qu’il s’agit de poudre aux yeux : ces personnalités privilégient le court terme, ne travaillent pas assez leurs dossiers, prennent des risques trop inconsidérés… » Exemple ultime : Donald Trump. Vantard et arrogant, il se targuait de pouvoir construire facilement un mur entre le Mexique et les États-Unis. Mais il a été obligé de rabaisser ses prétentions face à l’opposition ferme mais polie de Nancy Pelosi, la leader mesurée des démocrates américains aujourd’hui majoritaires à la Chambre des représentants. « C’est un cas d’école ! Dans son bras de fer avec Trump, Nancy Pelosi a montré exactement comment il faut se comporter face à une personnalité narcissique, se réjouit Marie-France Hirigoyen. Rester calme, sérieux, travailler sur le long terme, tenir ses positions, ne pas critiquer inutilement son adversaire… » Après Donald Trump, incarnation de notre époque narcissique (souvent dominée par des hommes blancs, misogynes et brutaux), verra-t-on arriver l’ère des Nancy Pelosi ?