16 Décembre 1998 : Le Canard Enchaîné

Effet et faits pervers, par Jean-Luc Porquet

Un ovni, même pas écrit par une star télé, absolument pas programmé pour devenir un best-seller, sans rien de croustillant, qui recueille soudain un succès inattendu: étonnant, non ? C’est qu’il a mis le doigt sur un point aveugle, la multiplication actuelle des actes de perversité dans le couple, la famille et (entreprise. Appelant un chat un chat, l’auteur en désigne les coupables : les « pervers narcissiques », et, se rangeant résolument du côté de leurs victimes (elle est psy, spécialiste en victimologie), nous montre, exemples vécus à l’appui, les dégâts qu’occasionnent ces ignobles personnages.

Si le pervers narcissique est nuisible, ce n’est pas vraiment sa faute: il « n’a jamais été reconnu comme un être humain« . Du coup, pour exister, il doit se nourrir de la substance d’autrui. Grand séducteur, il envahit le territoire psychologique de l’autre, et le vampirise. Puis le déstabilise et le maintient dans un état de soumission. Dans le couple, cela provoque des divorces d’une violence inouïe, où se donnent libre cours une haine pathologique, une absence complète de culpabilité et une jouissance à faire souffrir celui qui a cherché à se défaire de l’emprise… Dans l’entreprise, venant sur fond de laxisme organisationnel, d’arrogance et de cynisme érigés en méthode de management, cela transforme les conflits en véritable harcèlement. Ça commence de façon anodine : « Dans un premier temps, les personnes concernées ne veulent pas se formaliser et prennent à la légère piques et brimades. Puis ces attaques se multiplient et la victime est régulièrement acculée, mise en état d’infériorité, soumise à des manœuvres hostiles et dégradantes pendant une longue période. » La victime veut-elle se rebeller ? « On lui retire tout sens critique jusqu à ce qu’elle ne sache plus qui a tort et qui a raison. » On la disqualifie, on la discrédite, on l’isole, on la brime, on la pousse à la faute, et, surtout, on refuse de nommer le conflit, de discuter ainsi « l’agresseur empêche une discussion qui permettrait de trouver une solution. »

Sans doute (impact de ce livre tient-il d’ailleurs à ce que l’agresseur et l’agressé y sont clairement nommés; chose assez rare en ces temps où les agresseurs ont toujours de bonnes excuses de la veine « responsables mais pas coupables ». Et s’il recueille pareil succès, c’est qu’il dévoile l’existence de souffrances jamais dites, de violences jamais endiguées, d’un monde du travail d’une brutalité archaïque. Un livre d’utilité publique, donc, mais gare à son effet pervers: quand on l’a refermé, on voit des pervers partout!