15 avril 2019 : L’Express

Les dirigeants ultra-narcissiques sur le divan d’une psy

Par Aliocha Wald-Lasowski

Retrouvez l’article original sur le site de l’Express : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/les-dirigeants-ultra-narcissiques-sur-le-divan-d-une-psy_2073019.html
La psychanalyste Marie-France Hirigoyen, fine observatrice de la société, analyse le profil des Narcisse et leur essor aux postes de pouvoir

Connue pour son livre précurseur, « Le harcèlement moral », la psychanalyste Marie-France Hirigoyen se penche sur le narcissime-roi de notre époque. Même si les hommes dominants sont en partie tombés de leur piédestal, à la suite de l’affaire Weinstein, le monde compétitif et jouisseur de la politique, des affaires ou de la communication comporte encore son lot de personnalités ultra-égotiques. Néanmoins, ne confondons pas, rappelle la psychanalyste dans Les Narcisse ont pris le pouvoir, le narcissisme sain et positif, qui permet d’avoir confiance en soi et de s’affirmer, et le narcissisme pathologique, consistant à se mettre en avant de façon arrogante aux dépens des autres. Le tout étant de trouver la juste distance entre l’ego convenable et l’arrogance injustifiée.

Pour illustrer son propos, Hirigoyen analyse le cas de Donald Trump, dont la vantardise et le manque d’empathie constituent une quasi-caricature du Narcisse. « La dimension la plus visible de son narcissisme est l’arrogance », précise la psychanalyste, « une très haute opinion de lui-même et un égocentrisme rare ». Mais l’exagération ridicule du président des Etats-Unis n’est pas isolée, elle est la dérive et l’illustration du monde moderne centré sur lui-même, accro aux réseaux sociaux et en autopromotion permanente.

Développant une analyse du moi, de l’ego et du sujet dans la vie sociale et professionnelle, Hirigoyen explore la personnalité narcissique, établie d’abord par la psychanalyse freudienne, puis transformée par la clinique américaine. Dans la mythologie grecque, traitée par le poète Ovide dans ses Métamorphoses, Narcisse, fils du dieu-fleuve Céphise et de la nymphe Liriopé, est centrée sur sa propre image, incapable d’amour pour autrui. Et il meurt d’un excès d’amour de soi.

Freud reprend l’idée d’être autocentré. Il désigne le « narcissisme primaire » chez le nourrisson, qui se prend lui-même comme objet d’amour et ne conçoit pas de différence entre lui et son environnement. Par la suite, les sexologues et psychanalystes américains font évoluer la figure de Narcisse vers l’autoérotisme et le fétichisme, puis vers l’idée d’impératif du bien-être et d’estime de soi, contredisant l’idée freudienne initiale.

Hédonisme désenchanté et post-moderne

Hirigoyen rappelle que le narcissime est autant un phénomène clinique, qu’un fait social et culturel. Les « troubles de la personnalité narcissique » (TPN) suivent ainsi une gradation extrêmement large, du Narcisse « grandiose » (arrogance pure affichée) au Narcisse « vulnérable » (désir de toute-puissance sous une façade d’humilité), jusqu’au pervers psychopathe. « La psychopathologie est le reflet des changements de société », écrit-elle. Le narcissisme signe en effet le passage ou transition d’une société sévère, qui réprimait les interdits, à une culture intolérante à la frustration.

Ce que les sociologues ont montré dès la fin des années 1970, avec les travaux de Richard Sennett dans La tyrannie de l’intimité (1977) ou de Christopher Lasch dans La culture du narcissisme (1979). Ces penseurs décrivaient le malaise d’un hédonisme désenchanté et postmoderne, privilégiant le théâtralisme et mettant en avant le culte du spectacle permanent de soi. Par le biais de l’individualisme et de la consommation de masse, la permissivité conduit aux dérapages, violences et excès. Des émissions de téléréalité au burn-out, de la pression psychique à la souffrance morale et au harcèlement sexuel, « partout, on voit des dérives de comportement qui ne sont plus cadrés », précise la psychanalyste.

Habitée par la mégalomanie et la toute-puissance, la réussite du Narcisse est dangereuse et illusoire. Pour limiter son pouvoir et sa manipulation, il faut des repères moraux, garde-fous juridiques et freins politiques, alors même que « nous continuons à placer des Narcisse à la tête des Etats et des entreprises », dit Hirigoyen. Un chef d’État doit trouver l’équilibre entre autorité, face à ses partenaires internationaux, et humilité, par respect de la fonction démocratique. Or, depuis les années 2000, de dangereux Narcisse, pervers et tyranniques, sont arrivés au pouvoir : Poutine, Xi Jinping, Kim Jong-Un, Recep Erdogan ou Jair Bolsonaro incarnent la pathologie à la tête de l’État.

Si la société fabrique des Narcisse, de bas en haut de la hiérarchie sociale, une prise de conscience des effets néfastes de la narcissisation se fait jour. Modestie et humilité accompagnent l’attention à la fragilité environnementale et à la mise en danger de la planète. « Telle est la voie pour parvenir à en finir avec les pathologies du narcissisme », conclut la psychanalyste.