1 Décembre 1998 : Entreprise et Carrières
Les pratiques
Rumeurs, persécutions, brimades à répétition: de plus en plus de salariés sont victimes de violence morale sur leur lieu de travail. La psychiatre Marie-France Hirigoyen consacre un ouvrage à ce processus dévastateur.
Des salariés minés par le harcèlement moral
Dans une grande entreprise nationalisée, un cadre dirigeant dont on voulait se séparer s’est vu relégué dans un bureau à l’écart, sans mission, sans contact, avec un téléphone qui n’était plus connecté sur rien. Pas d’explications officielles. Il a préféré se donner la mort. Dans une P.M.E., c’est un directeur qui humilie, blesse et injurie les salariés en permanence, au nom du sacro-saint rendement. Ailleurs, c’est un salarié que l’on ridiculise et que l’on couvre de sarcasmes, jusqu’à ce qu’il perde totalement confiance en lui… Des exemples comme ceux-ci, Marie?France Hirigoyen, psychiatre et spécialiste en victimologie, en cite de nombreux dans son ouvrage « Le harcèlement moral » (1).
Des comportements dissimulés.
« Il ne s’agit pas de conflits mais de comportements, de paroles, d’actes ou de gestes répétés qui portent atteinte à la personnalité, à la dignité ou à l’intégrité psychique ou physique », explique-t-elle. L’impact est d’autant plus fort que rien n’éclate jamais ouvertement: Le promus peut aller très loin: dépression, arrêt maladie, invalidité, démission… En Suède, certaines études estiment que 10% à 15% des suicides seraient des conséquences de la violence morale sur le lieu de travail, selon Marie-France Hirigoyen.
Dans un livre paru en début d’année (2), le psychologue Christophe Dejours dénonçait déjà la détérioration morale dans les entreprises. Pourquoi une amplification de ce phénomène? Marie-France Hirigoyen distingue deux explications. « Cela relève d’abord d’une évolution de la société. Après Mai 68, il y a eu une grande tolérance envers tous les comportements, y compris les comportements pervers dans le monde professionnel. »
« II ne s’agit pas de conflits mais de comportements, de paroles, d’actes ou de gestes répétés qui portent atteinte à la personnalité, à la dignité ou à l’intégrité psychique ou physique. »
Autre raison, la course aux résultats qui suscite des méthodes de management de plus en plus dures. Peu importe, en effet, que les attitudes soient violentes, seule compte la réalisation des objectifs. Si certaines sociétés – où la compétition entre les salariés fait force de loi – sont davantage propices au harcèlement, les agresseurs se retrouvent dans toutes les catégories.
Une loi du silence.
« C’est une pathologie qui n’est pas seulement le fait des encadrants, poursuit Marie-France Hirigoyen. Mais, plus on monte dans la hiérarchie, plus les agressions sont sophistiquées et subtiles. Ce qui les rend moins repérables et donc plus difficiles à combattre. » Comment réagir contre ces pratiques? Dans les entreprises, le silence est souvent de mise. « Les supérieurs laissent faire, car ils estiment que les salariés sont des adultes qui doivent régler leurs problèmes entre eux. Quant aux collègues, par peur ou par égoïsme, ils restent à l’écart. »
Un coût social élevé.
Pourtant, le harcèlement a un coût social élevé: sous pression, la victime devient moins efficace, alors que l’agresseur, obnubilé par ses manœuvres, oublie l’intérêt de la société. Pour Marie-France Hirigoyen, les dirigeants doivent intervenir. « C’est à eux d’imposer certaines règles, une éthique dans la vie professionnelle pour montrer que toutes les attitudes ne sont pas tolérées. » Les DRH et les médecins du travail sont également en première ligne pour écouter, chercher à comprendre et désamorcer: « Si quelqu’un est systématiquement moqué, laissé à l’écart, le DRH peut servir de médiateur. Sa position de créateur de lien social lui permet de jouer les intermédiaires. »
(1) Le harcèlement moral, la violence perverse du quotidien, par Marie-France Hirigoyen Syros, 212 pages, 95 francs
(2) Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale par Christophe Dejours Seuil. 192 pages,120 francs