1 Septembre 1998 : Challenges

1 Septembre 1998 : Challenges
Sous l’emprise du petit chef, par Marie-Dominique Lelièvre

Le travail peut vraiment être un enfer, surtout en temps de crise. Et victimes et bourreaux n’ont pas toujours les profils attendus.

Le harcèlement au travail est une technique aussi ancienne que le travail lui-même. II est, depuis le début de la décennie, étudié par les chercheurs anglo-saxons sous le nom de mobbing -de mob : foule, plèbe. Et les médecins du travail s’y intéressent de plus en plus: la crise économique en augmente les méfaits. Marie-France Hirigoyen, psychiatre et… victimologue, a étudié cette guerre psychologique dans l’entreprise. Les résultats de ses travaux sont surprenants: bizarrement, bourreaux et victimes n’ont pas les profils attendus.

Qui sont les victimes?
De fortes personnalités. Elles ne sont pas choisies chez les faibles. Lorsqu’une personne réagit à l’autoritarisme d’un chef et refuse l’asservissement, elle peut devenir la cible du harcèlement. Il peut aussi être déclenché par l’envie: beauté, jeunesse, richesse, aisance, diplômes, attributs dont le chef est dépourvu.

Le profil de l’agresseur?
Nouvelle surprise: un fragile… Le harceleur est une personne à l’identité incertaine, qui craint de perdre le pouvoir. Pour se rassurer, il a besoin de dominer: horaires extensibles, surcharge de travail dans l’urgence, contrôles incessants, exigences incohérentes. Selon Marie-France Hirigoyen, la crise accentue les complexes d’infériorité: nombre d’employés ont un niveau d’études supérieur ou équivalant à celui de leur chef… ce qui déstabilise ce dernier. Incapable de se remettre en question, le petit chef n’éprouve aucun sentiment de compassion. En cassant l’autre, il restaure l’estime de soi.

Comment se débarrasser de quelqu’un sans se salir les mains?
Marie-France Hirigoyen décrit la méthode. Elle distingue deux phénomènes: l’abus de pouvoir et la manipulation perverse. On stresse la victime, on la houspille, on la discrédite, on l’isole, on la surveille, on la chronomètre afin qu’elle se sente an permanence sur le qui-vive. « De toutes ces agressions, on ne meurt pas, mais on perd une partie de soi-même. » Point essentiel, le conflit n’est jamais avoué: l’agresseur refuse d’expliquer son attitude. Ce déni paralyse la victime qui ne peut se défendre. Dans le registre de la communication perverse, il faut empêcher l’autre de penser, de comprendre, de réagir. Et comme rien n’est dit, tout peut être reproché.
La psychoterreur installée, ainsi que la nomme le Suédois Heinz Leymann, chercheur en psychologie du travail, la victime est stigmatisée aussitôt qu’elle  craque: on la dit difficile à vivre, caractérielle. Le jeu du harceleur consiste à mettre l’autre en faute en suscitant sa colère ou son désarroi. Déstabilisé, empêché d’être performant, le harcelé finit par prêter le flanc aux critiques. Il est alors facile de s’en séparer pour incompétence ou faute professionnelle.

Comment se défendre?
En Suède, le harcèlement moral est un délit depuis 1993. II est reconnu en Allemagne, aux Etats-Unis et également en Australie. « En France, la seule solution est l’arrêt de travail », note l’auteur, qui conseille de signaler les provocations au médecin du travail. Ce style de management, notons-le au passage, n’est pas des plus efficaces : un employé heureux est un employé productif.